Pour Franck Annese, fondateur du groupe So Press – qui chapeaute les magazines Society, Sofoot ou encore Sofilm… – une marque média se construit et se cultive. Elle ne s’achète pas. Entretien.

 

Que pensez-vous de l’expression « trublion de la presse écrite », qui suit So Press depuis sa création ?

 

Pour tout dire je m’intéresse peu aux petits noms dont on nous affuble, ça me fait rire, même si je n’aime pas tellement « trublion ». Il y a l’idée que nous serions des originaux ou des marginaux. Ce n’est pas le cas. En France, il y a de très nombreux magazines : certains sont bons et d’autres moins. Mais le secteur reste dans sa globalité innovant. Nous ne sommes pas les seuls à avoir de bonnes idées. Ce qui est vrai c’est que So Press reste assez neuf (17-18 ans) et se démarque par une certaine liberté de ton et de format.

Ce n’est pas un choix de notre part. Nous avons déterminé le rythme de parution de Society – un quinzomadaire, sur un marché dominé par les hebdos – par rapport à ce que nous pensions être en mesure de bien faire. Nous ne sommes pas dans la même logique qu’un média détenu par un groupe industriel, qui doit caler sa ligne éditoriale sur l’historique et la politique de son propriétaire. On fait ce qu’on veut : si c’est bien on continue, et sinon on arrête !

 

Comment vont les médias dans leur globalité ? 

 

En ce qui concerne la presse, j’ai l’impression qu’elle subit de plein fouet une double crise : celle du Covid-19, qui entraîne une baisse du nombre d’annonceurs, et celle de la distribution, qui met en difficulté de nombreux journaux. Un certain nombre de titres n’ont pas reçu les revenus qui leur étaient dus pour les ventes en kiosque . Certains sont morts. D’autres ont été contraints de modifier leurs rythmes de parution. Et d’autres encore se font racheter par des groupes qui s’intéressent plus à leurs marques qu’à leurs contenus. À mon sens c’est une erreur et une illusion.

 

Pourquoi ?

 

Je pense qu’il y a une sorte de fantasme sur la « marque média ». Certains croient à tort que les marques à la notoriété puissante de certains titres peuvent devenir des eldorados digitaux et le rester, même s’ils envisagent d’arrêter les diffusions papier. Je n’ai de leçons à donner à personne mais je n’y crois pas.

Pour moi, ils oublient que dans l’expression « marque média », il y a le mot « média ». C’est parce qu’elles sont liées à des journaux réputés que ces marques sont puissantes et autorisent le développement d’activités connexes. Il n’y a pas, à ma connaissance, de marque média qui ait jusqu’ici survécu à l’abandon du média d’origine.

 

Au-delà de la presse, So Press intervient dans la publicité ou la communication… Comment faites-vous pour concilier ces multiples activités ?

 

Curieusement, nous n’avons jamais poursuivi un objectif de diversification. Cela s’est fait par hasard, via un annonceur, Nike en l’occurrence, qui aimait notre liberté de ton et qui, en 2005, est venu nous chercher pour que l’on produise des films pour eux. Les métiers de l’image nous intéressaient et nous avions des potes réalisateurs. On s’est donc lancé et on a continué. On a d’abord travaillé pour Nike puis on s’est ouvert à tout le monde et aujourd’hui on produit 70 films par an, environ.

Cela ne nous pose pas de soucis vis-à-vis de nos autres activités. Notre approche est simple : ce n’est pas parce que l’on produit une pub pour X que l’on s’interdira une enquête sur cet annonceur dans Society, par exemple, ce sont deux choses différentes. Il nous est arrivé deux fois d’être blacklistés en conséquence. Cela ne dure jamais. Et pour moi, c’est l’annonceur qui y perd dans ce cas-là. Il ne faut pas confondre annonceurs et mécènes. Un annonceur qui paie pour une page de pub dans nos magazines ou qui nous confie un film, il ne le fait pas pour nous faire plaisir, il le fait parce qu’il veut toucher nos lectrices et nos lecteurs ou parce qu’on est les meilleurs au temps T pour réaliser sa pub. 

 

Les médias pourront-ils toujours compter sur leurs annonceurs historiques ? 

 

J’ai l’impression qu’il y aura toujours un minimum d’annonceurs, dès lors qu’un magazine est en capacité de faire événement et d’avoir une voix qui porte. Mais il est vrai que les annonceurs privilégient de plus en plus les canaux digitaux. C’est humain : ils veulent être dans le coup ! Mais cette stratégie montre aujourd’hui ses limites. On s’aperçoit que même les « nouveaux » médias digitaux tendent à devenir des vieux médias lorsqu’ils veulent devenir rentables : ceux qui produisent des vidéos en streaming veulent passer à la TV, ceux qui font des podcasts rêvent d’une émission sur les ondes de France Inter, et un certain nombre de sites médias rêvent de créer des magazines papier…

Les vieux médias ont la peau dure : leurs modèles économiques sont fragilisés mais ils sont solides, ont fait leurs preuves, et parviennent à développer des relations assez poussées avec leurs audiences. Les médias digitaux ont parfois des modèles économiques plus aléatoires : ils doivent le plus souvent brûler énormément de cash avant d’émerger, et la logique de zapping est très forte sur internet, où le format d’un contenu a bien plus d’importance que son producteur. Combien de médias digitaux vraiment puissants et pérennes ont émergé ces dernières années ? Pas tant que ça. Pas plus que des magazines ou des chaînes de télé, au final… 

 

Que pensez-vous des nouvelles stratégies des annonceurs en matière de « brand content » ? Est-ce une opportunité ou une menace pour un groupe média comme le vôtre ?

 

Ce n’est pas une menace. Ce n’est pas non plus un eldorado. Pour l’instant, les jeunes médias qui ont essayé de se financer à 100 % grâce au brand content ont pour la plupart échoué –même le modèle des verticales financées par des annonceurs a prouvé ses limites et a dû muter. Il faut être un média reconnu pour pouvoir gagner des revenus avec du brand content.