Créer l’expérience : c’est aujourd’hui un objectif tant pour les créatifs que pour les marques. Qu’est-ce qui contribue à la générer ? Qu’est-ce qui différencie une expérience réelle d’une expérience numérique ? Comment crée-t-on l’expérience sur des formats digitaux ?

Pour nourrir cette réflexion ancrée dans notre époque, nous avons interrogé matali crasset, icône française du design à la renommée internationale. Elle décrypte pour nous les ressorts de l’expérience avec un grand E.

 

Pour vous, qu’est-ce qu’une expérience ? A quoi cela tient-il ?

Dans mon travail de design, et ce depuis plus de 20 ans, je m’attache à créer des scenarii de vie. Dessiner des objets ou des espaces ne m’intéresse pas. Je m’efforce – tout en prenant en compte les usages (acquis ou hérités) et les codes d’aujourd’hui – de revenir à la simplicité, de retirer les couches de complexité qui se sont accumulées au fur et à mesure pour redonner aux choses leur expérience première. Je ne cherche ainsi pas à suivre une quelconque tendance mais plutôt à toucher l’humain universel. Derrière cela, il y a les idées d’hospitalité et de partage. L’intention est ici essentielle. Les espaces sont mis en tension de façon à créer une expérience qui embarque et va de l’avant. Il peut s’agir de proposer une interaction nouvelle entre les individus par exemple.

 

Vous appréhendez le design comme une anthropologie appliquée. Pourquoi cela ?

Mon approche du design repose sur la recherche et la complémentarité des trois dimensions que le philosophe norvégien Arne Næss développe dans sa théorie sur l’écologie profonde. Ce qui fait notre vécu s’appuie ainsi sur trois niveaux de qualité. La qualité primaire correspond à la taille, la forme d’un objet ou de l’espace. La qualité secondaire implique l’émanation de sentiments. Le niveau tertiaire quant à lui engage des sentiments plus subtils. Dans chacun des projets que je réalise, je ne cesse d’essayer d’implanter ces différents niveaux pour développer les dimensions symboliques, spirituelles et cérémonielles des objets et des espaces.

 

Comment cela se matérialise-t-il dans le monde virtuel ?

Que ce soit dans le monde réel ou dans des univers virtuels, notre rôle est le même. Il faut se détacher des effets « whaou ». J’ai toujours cherché le contraire : peu d’effets, un fond blanc avec une seule couleur associée. Ce sont la subtilité et le côté épuré qui m’intéressent. Pour qu’une personne puisse s’immerger dans un lieu (réel ou virtuel), il ne faut pas qu’elle soit subjuguée par son aspect visuel mais qu’elle puisse avoir des ressentis qui vont s’installer petit à petit et qu’elle va être en mesure de comprendre.

 

Selon vous, une expérience homogène est-elle possible entre ce que l’on peut faire vivre dans un espace physique et l’expérience que l’on crée sur le digital ? Alors qu’il s’agit de deux mondes aux ressorts sensoriels très différents, comment penser cette cohérence ?

Il ne s’agit en aucun cas de copier-coller, mais les intentions d’hospitalité dont nous parlions se traduisent aussi dans le numérique. Prenez l’exemple d’un film : le savoir-faire du réalisateur, la façon dont il développe les images, les couleurs, l’univers sonore… vont lui permettre de contrôler les émotions que le film provoque chez nous. Au contact d’un objet numérique, nous pouvons nous sentir accueilli, réconforté, mal à l’aise ou carrément brusqué. Les créateurs ont cette capacité-là : quel que soit leur médium de prédilection, ils savent comment générer chez le destinataire tel ou tel type de sensations et d’émotions. Chacun dispose aussi d’un certain nombre d’invariants dans la formalisation de l’expérience qu’il propose. Dans mon travail, me concentrer sur les notions d’hospitalité, d’émancipation et de respect, est ce qui me permet de passer avec cohérence d’un domaine à l’autre, du réel au digital.

 

En parlant du numérique justement, quelles sont, selon vous, les spécificités du design expérientiel digital ? Peut-on retranscrire la même richesse sensorielle sur des formats digitaux a priori plus froids ?

Je pense que le digital offre de multiples opportunités pour créer des expériences. C’est dans ce sens qu’il faut chercher. Les sensations et les émotions se travaillent sur le long terme. Cela prend des décennies pour atteindre un certain niveau de complexité et de subtilité. En matière de numérique, nous n’en sommes finalement qu’aux balbutiements. Il me semble aussi qu’il faudrait développer des clefs de lecture spécifiques. Monde physique et univers numérique ne fonctionnent pas de la même façon, nous ne sommes pas tous prêts et préparés. Or si l’on veut qu’il y ait des passages d’un univers à l’autre – et ce pas uniquement pour les jeunes générations qui sont plus à l’aise avec ces codes – il faut accompagner les usages. J’ai l’impression qu’il y a encore matière à creuser de ce côté-là. Pour l’instant, le travail a plutôt été réalisé sur les effets spéciaux et le côté spectaculaire du numérique, plutôt que sur l’idée de réconforter les individus.

 

Un autre enjeu est celui de la prolongation de l’expérience physique dans un environnement digital et réciproquement de l’idée de prolonger l’expérience en ligne par une expérience physique. Est-il illusoire de chercher à créer des ponts entre ces deux dimensions ?

Ce n’est pas illusoire car il existe une vraie complémentarité. On a toujours l’impression que l’un va remplacer l’autre, mais c’est faux : il y a de la place pour les deux univers, sans qu’ils ne se superposent ou ne se phagocytent. Réel et digital ne font pas tout à fait appel aux mêmes temporalités, aux mêmes moments de vie, ni à la même façon de partager avec les autres. Il faut s’attacher à faire en sorte qu’ils se différencient vraiment, pour enrichir nos expériences plutôt que de les réduire. Le numérique peut aussi servir à élargir l’appropriation des expériences pour les différents publics. Par ce biais, les plus jeunes générations peuvent ainsi accéder à un deuxième niveau d’expérience, moins centré sur le divertissement, mais plus éducatif peut-être et surtout plus émancipateur.

 

Photo d’illustration © Julien Jouanjus