Notre société évolue, et avec elle la communication des marques et des organisations. Alors que les individus attendent des preuves d’engagement de plus en plus fortes de leur part, ces dernières auraient-elles tendance à standardiser leur communication par précaution et aversion au risque ? Jérémie Peltier, directeur des études de la Fondation Jean-Jaurès, qui interroge dans son dernier livre La fête est finie ? notre rapport au collectif, nous donne sa vision de cette évolution et des enjeux qui l’accompagnent.
En tant que directeur des études de la Fondation Jean Jaurès et auteur, vous observez la société évoluer. Ne voyez-vous pas aujourd’hui un paradoxe entre le sentiment d’un politiquement correct qui aseptiserait les prises de parole et la demande des Français pour un engagement fort des marques et des organisations ?
Tout à fait. Et je vois à quel point les marques deviennent de plus en plus politiques aujourd’hui. C’est particulièrement intéressant, surtout à une époque où le politique n’est plus assez puissant. Les marques, et les entreprises de façon générale, se voient investies d’un nouveau rôle. Mais cela ne doit pas annihiler leur créativité. La plupart du temps, les sujets dont les marques s’emparent font consensus (écologie, égalité, lutte contre les discriminations, etc.). Il n’y a pas de vrai danger à la créativité. La communication doit assumer un style, un ton, un humour… sans cela, elle risque de se normaliser, de s’uniformiser, d’utiliser les mêmes mots, de faire les mêmes slogans, au risque à la fin de sonner creux.
Comment dès lors articuler les messages aujourd’hui ?
Pour répondre à cette question, j’identifie quatre éléments principaux. Premièrement, notre société d’aujourd’hui répond très bien au récit de vie, au récit intime. Y compris dans la littérature scientifique, les essais écrits sous forme de récits se multiplient. C’est à travers la narration de moments de vie, de joies, de doutes, que la communication peut avoir un impact et embarquer les individus. Ensuite, ne négligeons pas une certaine appétence pour le vintage. Je suis frappé de voir aujourd’hui à quel point nous sommes un peuple nostalgique et romantique, y compris la jeune génération. Les périodes de confinement n’ont fait que renforcer ce constat, comme si nous avions besoin de nous rassurer avec une époque révolue qui nous semblait bénie. Cela rejoint mon 3ème point qui fait référence à l’émotion et à l’intime. Notre société est épidermique, hypersensible. C’est d’ailleurs ce que le rappeur Orelsan met en lumière dans son dernier morceau L’Odeur de l’essence : « Tout le monde est sensible, tout est sensible ». Nous vivons une période dans laquelle les émotions, qu’elles soient humaines ou politiques, sont exacerbées. Enfin, notre époque est particulièrement dure et puritaine. Elle manque d’insouciance et de légèreté. La communication est puissante quand elle parvient à retrouver le bel esprit français, un ton léger, un peu absurde et drôle.
Sommes-nous pourtant, d’après vous, face à une transformation profonde de la société ? À un repli sur un ego collectif qui porte de nouveaux codes ? Si oui, lesquels ?
C’est une réalité. Nous sommes dans l’ère de la mise en scène de soi. Aujourd’hui, on se regarde vivre plus qu’on ne vit vraiment. Prenons l’adage qui dit que la moitié d’une fête correspond à la façon dont on la raconte. Que reste-t-il du récit aujourd’hui quand il se fait en direct sur les téléphones portables, via les stories et autres réseaux sociaux ? Aujourd’hui, comme si l’on souhaitait contenter tout le monde, le rite de préparation d’une fête inclut qu’on demande aux uns et aux autres ce qu’ils veulent manger, quelles musiques ils souhaitent écouter, etc. Il s’agit de s’acheter une assurance pour ne pas se faire critiquer derrière. Cette démarche impacte la spontanéité et annihile les esprits festifs en les rendant artificiels.
Dans votre dernier livre « La Fête est finie ? », vous dites justement que la France a renoncé à la fête et à tout esprit festif. Comment expliquez-vous cela ?
La fête repose sur deux aspects : un lieu collectif et un esprit de fête. Le délitement des lieux de fête ne date pas d’hier, et si elle n’a effectivement pas arrangé les choses, la crise de Covid n’en est pas à l’origine. Il y avait 4000 boîtes de nuit en France il y a 40 ans. On en comptait 2000 début 2020 et il y en a environ 1500 aujourd’hui. De même, le nombre de bistrots et bars a diminué de 80% depuis les années 60. Avec son « La bamboche, c’est terminé », le préfet de a région Centre Val-de-Loire n’avait pas tort. Force est de constater que les Français ont été peu émus par la fermeture momentanée de la fête, en comparaison à la fermeture des librairies ou à l’interdiction de pratiquer du sport. La disparition de la fête accompagne le repli sur soi. La fête illustre une dimension collective forte, que la défiance vis-à-vis d’autrui est venue abîmer. Plusieurs raisons expliquent cela : la question sécuritaire (que les attentats de 2015 n’ont fait que renforcer) et la peur de se faire agresser, une dimension financière, mais aussi et surtout une volonté de maitrise totale et permanente. Serait-ce l’impact direct de la plateformisation de notre société du sur-mesure, avec ses livraisons minute et ses applications pour tout ? C’est très frappant en particulier dans les zones rurales. Les jeunes font la fête chez eux, avec des personnes qu’ils connaissent. Or, le contrôle permanent est difficilement compatible avec la fête, qui par définition implique une prise de risque, une part d’insouciance. A mon sens, notre époque se prend trop au sérieux. La fête doit retrouver son esprit de légèreté, gratuite et désintéressée !
La fête est finie ?
Jérémie Peltier – 2021
Éditions de l’Observatoire