Jean-Gabriel Ganascia, philosophe, informaticien et spécialiste en Intelligence Artificielle
Entre accès illimité aux connaissances, rétention de l’attention ou gestion des données personnelles, quelles conséquences ont les mondes numériques pour les consommateurs comme les professionnels ? Quelle implication pour les entreprises ? Échange avec Jean-Gabriel Ganascia, philosophe et informaticien spécialiste de l’intelligence artificielle, qui nous apporte son éclairage et son analyse de ce nouvel ordre du monde… numérique !
A l’heure de la recherche de sens, d’un meilleur équilibre entre vie personnelle et vie personnelle, du besoin d’implication et de co-construction, les mondes numériques peuvent-ils être des leviers de redéfinition de la relation entre collaborateurs, managers et entreprises ?
Absolument. J’en suis convaincu. N’oublions pas que de façon générale, les mondes numériques contribuent à une « consommation » facilitée. Nous avons beaucoup à y gagner. Et les entreprises aussi ! Les échanges s’accélèrent, les chaines de production sont optimisées…
Pour le salarié, cela peut être à double tranchant. Avec le numérique, les frontières ont tendance à se brouiller. Le collaborateur, par l’intermédiaire de son téléphone, a accès aux ressources de l’entreprise en continu, mais est aussi joignable tout le temps, donc potentiellement corvéable à merci. Et inversement, la sphère personnelle s’invite dans le quotidien professionnel. Quelques dérives – et les répercussions de la pandémie sur l’organisation du travail – ont conduit les entreprises à mener une réflexion sur le sujet. D’autant que de nombreux métiers contemporains sollicitent nos facultés cognitives.
La problématique au travail n’est plus celle d’un épuisement physique, mais bien d’une fatigue nerveuse. C’est une donnée à prendre en compte. Les managers doivent aménager des plages de ressourcement pour les collaborateurs, ainsi que des temps de formation. Les responsables RH d’aujourd’hui doivent aller bien au-delà des missions des anciens directeurs du personnel. L’accompagnement est clef, tant dans l’exercice des fonctions de chacun des collaborateurs, que dans leurs perspectives de carrière. Les métiers et les technologies évoluant rapidement du fait du numérique, l’entreprise a également tout à gagner à réfléchir au risque de déqualification de ses collaborateurs.
La cohabitation en permanence d’une identité numérique associée à l’identité physique change-t-elle la donne en entreprise ? Quelles limites fixer ? Quels principes d’action retenir ?
Cela peut devenir problématique tant pour les entreprises que pour les salariés. Le numérique met tout à plat, et rend visible, par l’intermédiaire des réseaux sociaux, une partie de la vie privée des collaborateurs. Dans le même temps, l’entreprise peut être contrainte par ces mêmes réseaux sociaux. On a récemment vu une entreprise française sanctionner ses collaborateurs pour une vidéo privée dans laquelle ils portaient des costumes jugés racistes. Si elle ne l’avait pas fait, l’entreprise aurait été associée aux propos en question.
Quelles limites fixer ? Je ne suis pas certain que nous ayons les réponses. Il n’y a plus de distinction nette entre la vie privée des salariés et leurs rôles au sein de l’entreprise. Ces nouvelles formes de censure morale s’imposent à tous (entreprises, mais aussi universitaires, espace public…). Ce qui est nouveau par rapport au 20ème siècle, c’est qu’elles viennent de l’extérieur de l’entreprise.
« Avec le numérique, l’entreprise doit répondre de l’attitude de ses salariés, y compris dans leur vie privée. Et inversement. Ces phénomènes peuvent être délétères pour tous. »
Jean-Gabriel Ganascia
Les mondes numériques d’aujourd’hui peuvent-ils encore être des lieux d’échange, de découverte, de liberté ? Si oui, à quel prix ?
C’est bien la question ! Au départ, le développement d’internet et du numérique est apparu comme une incroyable possibilité nouvelle : la mise à disposition d’une bibliothèque mondiale ouverte à tous, à toute heure du jour et de la nuit, mais aussi l’avènement d’un nouveau rapport à la hiérarchie en entreprise. Dès la fin des années 90, des sociologues ont ainsi démontré que les ERP (logiciels de gestion) en entreprise permettaient à la fois de surveiller le travail des salariés, mais aussi de s’adresser directement aux N+2, N+3… et dirigeants, via un simple email.
Aujourd’hui, l’accès à l’information n’est plus un sujet. L’attention, quant à elle, est devenue une ressource rare. La subtilisation de cette dernière est l’enjeu premier de toute stratégie de visibilité en ligne. Elle entraine avec elle les questions relatives aux données personnelles, le profilage et le ciblage. Toute l’économie d’internet est construite sur cet équilibre : la rentabilisation des moteurs de recherche – gratuits pour les internautes – passe par une intrusion subliminale de la publicité dans les parcours des utilisateurs. On parle ici de sousveillance, thème que j’aborde plus en profondeur dans mon livre Voir et pouvoir : qui nous surveille ? aux éditions Le Pommier. Dans une société de surveillance, celui qui a l’information a le pouvoir. Dans le cas de la sousveillance, l’information vient d’en bas. Celui qui a le pouvoir est celui qui est vu. Cela change complètement les rapports de force.
D’un point de vue philosophique, le concept de liberté n’est pas de faire ce qu’on veut quand on veut, mais bien de choisir soi-même ses règles de conduite. Aujourd’hui, le ciblage publicitaire et les algorithmes des réseaux sociaux visent à anticiper nos désirs. Internet s’adresse à nous non pas en tant que citoyens, mais en tant que consommateurs. Plusieurs questions se posent alors : ne sommes-nous pas soumis en permanence à notre désir immédiat ? Sommes-nous libres dans nos choix de consommation ? En écho au discours de la servitude volontaire d’Etienne de la Boétie, nous pouvons parler de « servitude virtuelle ». Auparavant, lorsqu’on voulait contraindre les hommes, on les menaçait. Aujourd’hui, on manipule leurs désirs. La contrainte semble faible. Mais l’expérience nous montre qu’elle est loin d’être anodine. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas s’en libérer, mais il faut rester vigilant et comprendre qu’on a tous une responsabilité dans l’information que l’on partage et transmet.
« Nous pouvons parler de servitude virtuelle. Cette forme d’aliénation n’est pas meurtrissante à proprement parler, mais sommes-nous vraiment libres pour autant ? »
Jean-Gabriel Ganascia
Quelles conséquences éthiques et sociologiques voyez-vous justement émerger avec le développement de ces différents espaces numériques ?
Dans notre monde occidental notamment, il n’y a plus de « pouvoir central » qui vienne réguler les flux d’information. La vertu est décrétée par des groupes sociaux, comme une coalition qui régirait la morale.
Comment analyser et sortir de cette situation ? Il me semble qu’il faut réfléchir selon une logique bénéfices-risques, pour identifier le meilleur usage possible des opportunités qu’offre le numérique. Les modes d’appropriation des technologies sont imprévisibles. Pour aider à s’orienter, je propose une rose des vents avec deux axes et quatre points cardinaux : l’équivalent de l’axe nord/sud oppose le « en ligne » au « hors ligne » alors que l’axe est-ouest correspond au « en vie » et « hors vie ». « En vie » permet d’analyser la façon dont la vie est réécrite par le numérique. « Hors vie » fait référence à une vie d’avatar, qui outrepasserait nos limites actuelles grâce à l’intelligence artificielle, en lui déléguant la responsabilité de nos choix. Au bout de l’axe « hors ligne » surgit la difficulté d’une vie contemporaine en dehors de tout système numérique.
A partir de cette réflexion, je cherche à mettre en lumière la « réontologisation » : ce qui conduit le tissu social à se réinventer. Avec le numérique, les notions qui en font la trame, l’amitié, la réputation, la confiance, l’argent (avec le bitcoin par exemple), le travail etc., se trouvent bouleversées. Le sens même du terme « communauté » a évolué. Faisant référence à l’origine à une notion de vie collective pas forcément choisie, il devient purement lié à l’idée de partage de centres d’intérêt dans sa version digitale.
A mon sens, le numérique reste une source de richesse extraordinaire pour tous, à condition que nous soyons capables d’y naviguer intelligemment. Le vrai risque est que la solidarité s’appauvrisse, que les valeurs individualistes prennent le pas sur le collectif. Il ne tient qu’à nous de rester attentifs pour n’en tirer que le meilleur, sans tomber en servitude !
Jean-Gabriel Ganascia
Spécialiste de l’intelligence artificielle
Professeur à Sorbonne Université, membre de l’Institut universitaire de France
Ancien Président du Comité d’éthique du CNRS
Auteur de divers ouvrages http://www-poleia.lip6.fr/~ganascia
Crédit photo : Emmanuelle Marchadour
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